Je n'aime pas la fête des mères... voici pourquoi...

Jeanne

L’école était adossée à la rivière. C’était l’école du bas-quartier, celui des pauvres, celui que l’Orbe inondait chaque fois qu’elle sortait de son lit. Jeanne avait six ans quand elle y entra pour apprendre à lire. Elle eut du mal. La maîtresse était dure, habillée de noir, imposant  à tous le deuil mystérieux qui l’avait frappée. Jeanne ne l’aimait pas et elle n’aimait pas Jeanne. Les choses avaient été claires dès le début de l’année. La fillette ne levait plus la main, ce n’était pas la peine. Madame Subra ne lui donnait la parole que lorsqu’elle était sûre qu’elle ne connaissait pas la réponse. Jeanne prenait son mal en patience et attendait la récréation.
Sous le préau en angle s’entassaient les bûches de bois destinées aux poêles des différentes classes.  Les élèves en faisaient des forteresses, des châteaux, des villes. Toute une géographie se construisait au fil des feuilletons vus à la télévision. Le noir et blanc ouvrait le champ des rêves. Thierry la Fronde et le Duc de Nevers étaient les héros de tous, surtout, peut-être, de ceux qui ne les avaient jamais vus.
Jeanne organisait les jeux. Distribuait les rôles, attribuait à chacun les paroles à dire, donnait des indications. Il fallait que tout soit parfait. Que l’histoire se déroule comme elle l’avait imaginée. Parfois ses exigences la poussaient trop loin. Ses camarades se détournaient alors, préférant une quelconque partie de balle ou de colin Maillard. Jeanne boudait dans un coin, se sentant incomprise, déplacée, étrangère.  Elle les trouvait idiots, le leur disait. Cela n’arrangeait pas les choses. Au bout d’un moment, ils venaient la chercher, la tiraient par la manche, lui faisaient des grimaces, juste là, sous son nez. Elle finissait par se laisser convaincre. L’inaction lui pesait. Elle ne supportait pas de ne rien faire.
Jeanne habitait une rue droite et commerçante. Le matin, elle partait pour l’école avec dans sa poche une grosse clé attachée à un mouchoir. Elle passait devant la boulangerie d’où s’échappaient des parfums de vanilles. Chaque matin, chaque jour, Jeanne se demandait ce qu’elle faisait là. Elle ne comprenait rien de ce qui semblait intéresser les adultes, se bouchaient les oreilles quand ses parents se disputaient à propos de l’argent ou du travail. De l’argent, ils en avaient peu. C’était une donnée qu’elle avait intégrée depuis longtemps. Sa mère tricotait puis détricotaient ses pulls devenus trop petits. Jeanne aurait voulu ne pas grandir si vite. Cela donnait tant de travail à sa mère.
Dès le mois de mars, il fut clair que Jeanne ne saurait pas lire avant  la fin de l’année scolaire. A partir de ce moment-là, Madame Subra l’ignora totalement. Elle ne s’acharnait plus à écrire des remarques sur ses cahiers. Un simple « vu » barrait désormais les lignes d’écriture. C’est alors que Jeanne commença à comprendre comment cela fonctionnait, les mots, les lettres, les sons. Un jour, en cachette, elle parvient à écrire sur son ardoise le mot salade. Mais elle n’en dit rien à personne. Il en allait de sa tranquillité, elle le savait.
Au retour des vacances de Pâques, la maîtresse écrivit au tableau un petit mot pour les parents que les enfants  recopièrent dans leur cahier de brouillon. Chaque famille devait se procurer un morceau de vitre de  quinze centimètres sur vingt. Le droguiste de la place du centre était prévenu. Il ne fut plus question que de cela pendant les récréations. On allait peindre sur le verre puis fixer l’image sur un carton blanc. Chacun imaginait déjà le cadeau suspendu en bonne place sur un mur de sa salle à manger, les félicitations familiales, les embrassades.
Le lundi suivant, chaque élève arriva avec le précieux et fragile rectangle. Le droguiste avait pris la peine d’en émousser les bords pour que les enfants ne risquent pas de se blesser. Seule Jeanne arriva les mains vides. Madame Subra leva les yeux au ciel, la traita de mauvaise fille. Ne voulait-elle pas faire plaisir à sa mère ? Puis elle la renvoya à sa place. Jeanne n’avait pas le support mais elle savait ce qu’elle allait peindre. Elle s’entraîna sur une feuille de papier à dessin. Elle s’inspira d’une image  trouvée dans un vieux livre de lecture qu’on lui avait donné. On voyait un paysage de moulins, des massifs de tulipes et au premier plan, une petite Hollandaise en habit traditionnel qui poussait une brouette remplie de gros fromages rouges. Jeanne s’appliqua. L’habit de la fermière lui donna du mal. Il fallait rendre le mouvement des plis de la jupe. Il fallait qu’on sente le souffle du vent qui faisait tourner les ailes des moulins.
En réalité, Jeanne n’avait pas montré son cahier de brouillon à ses parents. Elle savait que la perspective d’une dépense allait provoquer des cris. Peut-être son père casserait-il une assiette ou deux en traitant la maîtresse de tous les noms.  Pendant plusieurs jours, elle chercha par quoi remplacer le fameux rectangle de verre. En fouillant dans ses rares jouets, elle retrouva une boîte de domino dont le couvercle en plastique transparent avait à peu près la bonne taille. Quand elle le montra à Madame Subra, celle-ci haussa les épaules et tourna les talons en marmonnant. Il ne restait que deux semaines avant le dimanche 26 mai, jour de la fête des mères. Cela voulait dire deux vendredis, soit deux séances de préparatifs. Dans la classe, l’excitation montait. Les carreaux presque terminés pour la plupart étaient exposés sur une grande table au fond de la salle. Une pile de cartons proprement massicotés attendait sur une étagère. Chantal, la meilleure amie de Jeanne avait fait des merveilles. Elle avait recopié des images de roses découpées dans un catalogue de vente par correspondance. C’était vraiment beau.
Jeanne réalisa donc sa peinture sur l’intérieur du couvercle en plastique. La coiffe de la petite hollandaise semblait voleter au vent et les tulipes, fines et colorées lui valurent les félicitations de Madame Subra. Jeanne en ressentit une joie profonde. Mais le lundi suivant, Jeanne constata avec inquiétude qu’une partie du toit du moulin s’était détaché du support. D’heure en heure, elle réalisa avec désespoir que la peinture s’écaillait. En séchant, la gouache se rétractait et lâchait  prise.  Dès qu’elle le pouvait, la fillette approchait du fond de la classe pour mesurer l’étendu des dégâts. Petit à petit elle vit son travail anéanti. Le visage de la fermière, les tulipes, la jupe avec ses plis, tout tomba en miette.
Le vendredi suivant, le plastique était totalement nu. Jeanne n’avait donc aucun cadeau à offrir à sa mère. Elle sanglota si fort que pour avoir la paix, Madame Subra lui tendit un morceau de bois aggloméré marron et une boîte contenant les tampons avec lesquels elle réalisait  les frises à colorier chaque soir, pour séparer les journées dans les cahiers. Il y avait des maisons, des fleurs, des arbres. Jeanne sécha ses larmes et tenta d’organiser un bouquet d’œillets. Elle traça les tiges à la main et dessina un ruban noué. Mais le bois était si sombre qu’on devinait à peine les fleurs. C’était raté, moche, décevant et Jeanne se remit à pleurer de plus belle. Au moment où les élèves glissaient leur cadeau dans une grande enveloppe, Jeanne se battait encore avec ses crayons de couleurs pour tenter de donner un peu de vie à son bouquet désormais tout barbouillé de larmes. Quand la cloche sonna, Jeanne refusa de sortir de la classe. Il lui fallait encore un peu de temps, le cadeau pour sa mère n’était pas terminé. Monsieur Rivière, le directeur de l’école vint essayer de la calmer. Il s’accroupit à côté d’elle et l’écouta raconter son histoire de vitre et de couvercle en plastique. C’était un homme bon. Sa grosse moustache et son accent rocailleux lui valait une réputation d’humanité qui faisait sa fierté. Le regard qu’il lança à Madame Subra en disait long. 
Monsieur Rivière l’aida à faire un joli paquet, alla chercher dans son bureau une bobine de bolduc doré qu’il noua lui-même autour de la plaque d’aggloméré. Madame Subra était écarlate, assise les bras croisés serrés sur sa poitrine. Jeanne reniflait, Monsieur Rivière lui tendit son mouchoir.
La pâtissière remarqua le désespoir de Jeanne. Elle la fit entrer, l’installa dans son arrière-boutique et pour la consoler, lui offrit un calisson. Loin de calmer la fillette, le goût de la pâte d’amande ne  fit que redoubler ses sanglots. Entre deux hoquets, elle annonça qu’elle ne voulait pas rentrer chez elle. Elle avait trop honte disait-elle, son cadeau n’était pas joli.  On envoya le commis de la pâtisserie chercher la mère de Jeanne. Toutes les voisines étaient réunies autour de l’enfant et l’assuraient, chacune à sa façon, que le cadeau ferait de toute façon plaisir à sa maman. Quand sa mère arriva,  Jeanne enfouit son visage dans le tablier de la pâtissière. Elle entendit les femmes expliquer la situation. Elle redoutait que sa mère n’éclate de rire. Mais ce n’est pas ce qu’elle fit. Elle ouvrit le paquet délicatement, enroula le ruban autour de sa main puis fit un pas à l’extérieur du magasin pour voir le dessin sur la plaque de bois à la lumière du jour.

-Ce sont des œillets, n’est-ce pas, Jeanne, demanda-telle. 
Jeanne acquiesça d’un mouvement de tête. 
-Des œillets, c’est une très bonne idée, tu sais. Je ne t’ai jamais dit que ce sont  mes fleurs préférées ?  Puis elle salua les voisines, prit la main de sa fille et toutes deux se  dirigèrent vers l’épicerie voisine en marchant crânement au milieu de la rue.

Ghislaine Roman

2 commentaires:

  1. J'en suis encore toute tourneboulée de l'histoire de Jeanne, alors qu'on démarre en classe à Renan les préparatifs pour la fête des mères...
    Elle me parle ton histoire Ghighi...
    Gros bisous
    So

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